Agone, les "briguants"... et la liberté d’association
jeudi 2 janvier 2014 par bendyglu
Un "briguant" s’est dissimulé dans cette photo publiée jadis dans Télérama, sauras-tu le reconnaître ?
L’acharnement, y compris en justice, à nier la participation d’un certain nombre de membres de l’association « Agone Editeur » (et leur qualité de membres) à sa relative success story (puisque pour le prendre d’un point de vue strictement commercial le chiffre d’affaires de l’association frisait en fin d’exercice 2012 les 450 000 EUR) au profit de la seule « puissance d’agir » de son fondateur, est en soi une leçon de choses néolibérales qui dépasse de loin le cas d’espèce.
Rendre visibles des mécanismes sociaux généraux à partir de situations particulièrement propres à fournir des épures, susceptibles de mieux armer les dominés contre la domination, tel a toujours été, tant sur le plan éditorial que lors de nos incursions dans le champ artistique (pris comme un espace social parfaitement ordinaire) notre objectif.
Il n’était pas prévu que les Éditions Agone constituassent un terrain de cette démarche : indice que le retournement des armes de la critique contre un univers dont on dépend en partie pour sa survie (tant matérielle qu’intellectuelle) dans une période de pénurie organisée qui oblige à occulter beaucoup de choses éventuellement jusqu’à la catastrophe, est sans doute à la fois la chose la plus socialement utile et la plus socialement difficile. Comme une boucle étrange qui se referme : après tout, c’est ce qu’on appelle une révolution. Et c’est bien la chose dont tout le monde semble avoir le plus peur par les temps qui courent, et sans doute paradoxalement, beaucoup plus les dominés.
Nous allons nous contenter aujourd’hui d’illustrer, en essayant plutôt de leur donner corps, des analyses de Frédéric Lordon récemment publiées. Il s’agit d’un paragraphe intitulé « Les briguants » paru dans un recueil d’articles intitulé La Société des affects.
« Comme toujours, ce sont les cas maximaux qui sont dotés des meilleures propriétés révélatrices, c’est pourquoi il faudrait avoir le temps de s’attarder sur les édifiants qui nous sont proposés comme légendes du capitalisme, épopée de la création héroïque d’entreprise, entièrement imputable au génie personnel du créateur : Bill Gates, Steve Jobs ou Mark Zuckerberg sont ainsi tour à tour offerts à l’imaginaire de la surpuissance et de la suffisance... alors que, même au niveau le plus superficiel, toutes ces histoires commencent par du collectif et, symptomatiquement, finissent par de la spoliation. Ainsi, même au moment réputé le plus individualiste des commencements, Bill Gates s’appuie sur Paul Allen avant de le faire oublier, Steve Jobs sur Steven Wozniak avant de l’escamoter, Mark Zuckerberg sur les frères Winklevoss avant de les passer à la trappe. Et dans une répétition du même schéma, où l’on pourrait voir une insistance propre au mythe, il s’agit toujours d’éliminer le tiers encombrant, celui qui dit l’insuffisance originelle du faux créateur, obligé de se faire vrai spoliateur, pour pouvoir se poser in fine comme vrai faux entrepreneur, au prix d’une manœuvre d’élimination qui n’est pas sans faire penser aux effacements photographiques staliniens. La légende du créateur autosuffisant se construit donc sur une spoliation originelle, et le paradoxe veut que les histoires présentées comme les archétypes de la saga individualiste commencent toutes en fait par des dénis de collaboration, c’est à dire de codétermination. » (p. 268)
Illustrons au cas d’espèce : la procédure engagée au TGI de Marseille par un membre de droit de l’association, qui, comme beaucoup d’autres et ni plus ni moins que d’autres, en fut une véritable cheville ouvrière et ne réclame que la réunion d’une Assemblée Générale régulière qui, dans une période de crise, convoquerait l’histoire qui a fait l’association en la personne de tous ceux qui l’ont faite, a paradigmatiquement non pas déclenché une contre-offensive juridique usant de moyens de droit, mais une contre-offensive symbolique où des griots stipendiés par le contribuable ont dénié devant le juge à la manière de midinettes que la puissance d’agir à laquelle ils sont soumis (que nous avons logiquement surnommée Organe Suprême évidemment pour en souligner toute la dimension sexuelle/patriarcale) ne devait rien à la captation de la puissance d’agir des autres.
« Depuis plus de treize ans que je travaille aux éditions Agone, c’est X. qui en porte le projet éditorial, intellectuel et politique, projet qu’il a lui-même initialement posé en tant que fondateur, et qu’il n’a cessé de développer depuis. C’est avec lui, et lui seul, que j’ai initialement fixé les orientations de la collection Y. que je dirige depuis. C’est lors de réunions de travail avec lui, et lui seul, - des « petits-déjeuners » tous les deux ou trois mois à Paris – que toutes les décisions concernant cette collection sont prises : choix des manuscrits, choix des traducteurs, préfaciers, appareil critique (notes, glossaires), calendrier de publication. Il en est ainsi depuis le début.
À partir de 2004, des réunions se sont tenues une fois ou deux par an à Marseille : des réunions générales réunissant directeurs de collection et salariés qui permettent à chacun d’acquérir une vision d’ensemble de la politique d’édition d’Agone, et de faire part de réflexions et, éventuellement, de critiques. »
Témoignage de M. Jean-Jacques Rosat que l’on peut rapprocher de la célèbre missive datant de 2011 du Président du bureau au requérant :
« Nous avons passé une agréable soirée, au cours de laquelle tu voulais nous avertir de l’autorité (abusive selon toi) du "directeur éditorial" et de son dirigisme peu démocratique à tes yeux. Nous t’avons répondu "on le sait et on s’en fout" parce que sans lui (et quelques autres) la revue et les éditions Agone n’existeraient pas. Nous avons aussi ajouté "on n’y peut rien", car nous n’avons aucun pouvoir de décision, et c’est très bien comme ça ».
Mais aussi du célèbre droit de réponse publié par Alternatives Libertaires :
« Peut-on se contenter, à long terme, d’un directeur éditorial qui assure l’essentiel des relations entre la maison d’édition et ses interlocuteurs extérieurs (auteurs, traducteurs, confrères, libraires, diffuseur-distributeur, administrations) ? ».
Et enfin de cette réjouissante réponse d’un membre du bureau (Denis Becquet) à l’issue de l’audience au TGI, auquel on reprochait d’avoir laissé l’Organe Suprême déposer en son nom propre le nom d’Agone à l’INPI, sorte de preuve ultime du mécanisme de « spoliation » à l’œuvre : « Tu sais qui a trouvé ce nom ? TU SAIS QUI A TROUVÉ CE NOM ? Tu sais QUI ? »
On remarquera au passage l’incroyable décalage, qu’Orwell appelle effectivement Double-pensée, entre ces témoignages et la communication externe des intéressés jusqu’à une date récente. Ainsi notre premier « témoin » déclarait-il, il y a de cela quelques années, à une revue militante :
« Agone est une association. On ne fait pas de profit, on ne reçoit pas de prêt bancaire. On est donc totalement indépendants. Le fonds appartient collectivement aux salariés, ainsi que les locaux [1]. Dans le monde de l’édition, cette indépendance est très rare. Les décisions sont prises collectivement. Il y a des salariés et des collaborateurs extérieurs comme moi. Ainsi le directeur de la collection Mémoires sociales est par ailleurs postier... [2] Sur place, il y a un mode de fonctionnement communautaire qui gomme les hiérarchies. Ça ne veut pas dire que tout le monde fait tout, chacun a ses compétences. Chacun peut rester lui-même et il y a un grand respect des individus. » (souligné par nous.)
Mais nous reviendrons dans un article ultérieur sur les mécanismes de cette propagande commerciale foncièrement idéologique qui sont aussi des mécanismes de propagande interne, soit une idéologie académiquement certifiée au service de la spoliation et de la captation de la « puissance d’agir de la multitude » dont l’efficacité tient à ce qu’elle prend la place dans les cerveaux d’une analyse matérialiste qui permettrait de comprendre et d’agir sur une situation en période de « crise », c’est-à-dire de rupture d’un équilibre dynamique. Ce qu’on pourrait appeler « l’idéalisme marseillais » ou plus efficacement « l’idéalisme du collectif » (et désormais quand j’entends le mot « collectif » je sors mon revolver.)
Le témoignage en justice que nous avons préalablement cité est particulièrement intéressant, non dans sa finalité (témoigner que personne ne doit rien au requérant et qu’à la limite il n’a jamais existé) mais par la contradiction logique qu’il recèle et qui échappe à son auteur, tout « philosophe » qu’il soit.
« ...c’est X. qui en porte le projet éditorial, intellectuel et politique, projet qu’il a lui-même initialement posé en tant que fondateur, et qu’il n’a cessé de développer depuis. C’est avec lui, et lui seul, que j’ai initialement fixé les orientations de la collection Y. que je dirige depuis. »
Tout est dans « que je dirige depuis ». La logique appellerait : « que je co-dirige » et même « que je dirige par délégation » ou même « que je ne dirige que formellement ». Car tout le texte vaut en fait aveu, et inséparablement légitimation, de captation de la « puissance d’agir » (donc du travail de l’intéressé) par l’ « Organe Suprême ». Terrible aveu pour un « Directeur de collection » mais qui semble dénier tout en le disant, à la manière d’un Douanier Rousseau de lui-même, que s’applique à son propre cas la dépossession qu’il affirme et contribue ainsi à rendre possible pour les autres (les salariés jouant une ou deux fois par an le rôle de « spectateurs » et comme tous spectateurs étant libres de critiquer la pièce en rentrant chez eux...). Et pour comprendre cela, il faut sans doute rechercher des affinités profondes entre les catégories de l’entendement professoral et l’esprit du néolibéralisme, notamment l’idéologie du « don » qui légitime tous les classements de classe et donc la division du travail. Les « travailleurs », les « salariés », ne devant leur condition qu’à des talents inférieurs à ceux des professeurs, sont bien évidemment à leur place et tenus d’y rester, notamment dans le domaine des décisions qui ne peuvent être prises que par « lui et lui seul » surtout s’il feint d’y associer les dits-professeurs, contre-maîtres ou lieutenants, pris au miroir aux alouettes de leur propre narcissisme de sujets agissant plutôt qu’agis. Qu’arriverait-il, si le « Directeur de collection », atteignant à son tour le seuil critique à partir duquel la domination se transforme en révolte (témoin par exemple de faits ou de manipulations qu’il ne puisse plus refouler en les déréalisant sous prétexte qu’il n’en est pas la victime directe) faisait valoir une option propre mais qui cette fois serait totalement contradictoire avec le désir maître (et ce désir maître étant désir de conquêtes commerciales et sexuelles, Agone portant bien son nom, son orientation intellectuelle et politique ne se caractérise pas par la constance !) ? Ce qui est arrivé à tous les autres avant lui : le harcèlement jusqu’au point de rupture physique et la mobilisation de la puissance d’agir du collectif captée par son souverain pour faire disparaître la contribution du nouvel hérétique à l’histoire qui in fine n’est que celle du grand Homme qui a d’autant plus tout fait tout seul que ceux qui l’ont fait ont disparu des registres de cette histoire (innovation significative : désormais avec la complicité d’un prof d’histoire-géo..., renouant avec l’hagiographie des grands hommes d’où est née la profession d’historien. Mais la concurrence est rude avec les « sociologues » !). Un « briguant » au sens lordonien du terme :
« Car voici en effet un mot – la brigue – dont nous avons perdu le sens originel alors qu’il est probablement le concept central du capitalisme. Il faut le secours du Dictionnaire de l’Académie française de 1718 pour retrouver que la brigue se définit comme ’poursuite vive qu’on fait par le moyen de plusieurs personnes qu’on engage dans ses intérêts ». tout y est ! « Poursuite vive » dit l’élan du désir impérieux du créateur ou du conducteur d’entreprise ; « par le moyen de plusieurs personnes » dit son insuffisance à mener cette poursuite par ses propres moyens seulement, c’est à dire l’excès de son désir par rapport à ses possibilités personnelles, et partant l’impossibilité de son accomplissement par soi seul ; « qu’on engage » dit le rapport d’enrôlement imposé par le désir-maître aux tiers impliqués dans la réalisation d’un désir qui n’est pas d’abord le leur ; enfin « dans ses intérêts » annonce la spoliation à venir, la captation par le désir-maître des produits, monétaires et plus encore symboliques, d’une activité fondamentalement collective : des dizaines de milliers d’employés travaillent pour Apple, mais c’est Steve Jobs qui ’a fait l’iPhone’ ».
Le capitalisme, c’est donc le règne de la brigue érigée en principe. Et littéralement parlant on peut dire des capitalistes que ce sont des briguants : ils sont les bénéficiaires d’un système de brigue instituée. » (pp.268-269)
Mais la brigue à Agone n’est pas instituée au sens de l’ordre juridico-légal du capitalisme. Car Agone ne relève pas du droit commercial, mais bien de la loi de 1901 dont il faut citer ici intégralement l’article 1 (avant que toutes les associations ne soient juridiquement transformées en sociétés) :
« L’association est la convention par laquelle deux ou plusieurs personnes mettent en commun, d’une façon permanente, leurs connaissances ou leur activité dans un but autre que de partager des bénéfices. Elle est régie, quant à sa validité, par les principes généraux du droit applicables aux contrats et obligations. »
Une « mise en commun » « permanente » de « connaissances », d’ « activités » « but autre que de partager des bénéfices ».
Peut-on être si attaché à l’état de nature où sévissent des prédateurs pour faire le dégoûté face à un tel ordre civil au profit de ce qui n’est qu’un mot, « collectif », lequel n’engage logiquement que ceux et celles qui y croient et certainement pas ceux qui ont le machiavélisme de faire semblant d’y croire tout en produisant la croyance, autrement dit les loups déguisés en agneaux ?
Pour une fois, la décision du TGI de Marseille attendue le 15 janvier pourrait bien affirmer que ce sont les dominants qui prennent leur croyance pour la réalité. Fasse qu’alors les dominés veuillent bien croire en une réalité qui n’existe que grâce aux luttes du passé et sur laquelle se bâtissent les luttes du présent si on souhaite un avenir.
[1] Mais à partir du moment où tout salarié épuisé cessant de l’être le fonds ne lui appartient plus, on peut légitimement se demander ce que vaut ce « droit de propriété ». Subsidiairement, tout salarié épuisé qui ne l’est plus se trouvant rapidement dans une situation matérielle délicate et obligé de vendre ses parts dans la SCI, on peut légitimement se demander ce que vaut ce « droit de propriété ». Si on ajoute que l’auteur de ces affirmations extravagantes, doté d’un revenu de fonctionnaire d’environ 4000 EUR par mois rachète systématiquement ces parts mises en vente, il y a lieu de considérer que certains sont plus indépendants que d’autres en raison d’inégalités persistantes, toutes hiérarchies « gommées ».
[2] Pour la petite histoire, le « postier » ayant subi un ultimatum, trois jours pour « choisir son camp » ! a lui aussi été obligé de voter avec ses pieds...
bendyglu
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