De la gentrification des villes à la gentrification des luttes
Lettre ouverte à Henri Maler et Acrimed

Vérité des luttes à Paris, erreurs au-delà ?

vendredi 4 novembre 2016 par bendyglu

ET SI SURTOUT la perte de la culture n’était pas achetée au prix de vies humaines ! La moindre d’entre elles, ne serait-ce même qu’une heure arrachée à la plus misérable des existences, vaut bien une bibliothèque brûlée. L’industrie intellectuelle bourgeoise se berce d’ivresse jusque dans l’effondrement lorsqu’elle accorde plus de place dans les journaux à ses pertes spécifiques qu’au martyre des anonymes, aux souffrances du monde ouvrier, dont la valeur d’existence se prouve de façon indestructible dans la lutte et l’entraide, à côté d’une industrie qui remplace la solidarité par la sensation et qui, aussi vrai que la propagande sur les horreurs est une propagande de la vérité, est encore capable de mentir avec elle. Le journalisme ne se doute pas que l’existence privée, comme victime de la violence, est plus près de l’esprit que tous les déboires du négoce intellectuel. Et surtout cet univers calamiteux qui occupe désormais tout l’horizon de notre journalisme culturel.

Karl Kraus, Troisième Nuit de Walpurgis

Selfie naïf du Champ. Collections du Musée de l’Europe & de l’Afrique

Cher Henri Maler,

Nous ne nous sommes croisés qu’une fois je crois. C’était lors d’une des premières réunions d’Acrimed à laquelle j’avais accompagné Pierre Rimbert et Patrick Champagne.

Je vous écris aujourd’hui au sujet de la recension que vous avez consacrée au livre qui défraie la chronique (parisienne) : « Le monde libre »

Je trouve en effet assez croquignolesque que vous validiez la thèse que tous les médias colportent en contre-bande en s’appuyant sur cet essai, selon laquelle l’involution du Nouvel Observateur, aujourd’hui l’Obs, daterait de ces dernières années. Vous la comparez à celle subie par Libération, que vous situez sous la direction de Laurent Joffrin.

À Acrimed, vous êtes pourtant bien placé pour savoir, l’ayant, comme d’autres et souvent les mêmes, longuement documenté en son temps, que la messe est dite depuis bien longtemps au sujet de Libération et du Nouvel Observateur, accompagnateurs idéologiques zélés de la conversion de la « gauche de gouvernement » au néolibéralisme. Depuis bien longtemps, c’est à dire à peu près au moment où l’auteure du livre entrait au Nouvel Observateur.

À cette époque, je crois aussi me souvenir de l’analyse selon laquelle le surinvestissement dans la « culture » et le façadisme radical-chic étaient bien faits, dans ces journaux, pour accomplir cette mission historique. L’auteure semble pourtant déplorer que « l’équilibre » entre sociale-démocratie néolibéralisée et « radicalité » (les « deux gauches » paraît-il), établi selon elle par Jean Daniel (sans trop s’intéresser à sa fonction idéologique de blanchiment du néo-conservatisme), soit désormais rompu. Et semble affirmer qu’elle a connu un journal « de gauche ». Du point de vue d’Acrimed, cela devrait quand même apparaître un tantinet révisionniste... Ce serait comme dire que le PS a commencé sa mutation au moment où il l’achevait... Et que donc il faudrait revenir à 2012 et non à 1995 ou 1983... Sans compter que l’analyse de Pinto sur le "journalisme philosophique" concluait de façon très précoce aux effets structurellement néfastes de la fusion du journalisme et de l’EHESS, exactement ce que l’auteure présente avec nostalgie comme ce qui a fait la grandeur de son ex-journal...

En fait, je me demande si vous ne jetez pas aux pieds de ce livre tout le capital accumulé de critique des médias, dans un objectif politique à courte vue : en finir avec le PS. Or ce PS-là est mort, et d’ailleurs les rats quittent le navire. Comme le champ politique a horreur du vide, la vraie question est : sous quelle forme va-t-il ressusciter, et quels griots demi-savant nous empêcheront de le reconnaître ? Vous nous aideriez grandement si vous rappeliez « de quoi le Nouvel Oservateur fut le nom », donc ce principe de porte-tournante entre l’Université et le Journalisme, que l’émoi et moi et moi actuel contribue à dissimuler, avec votre renfort. Cela éviterait que ceux qui faisaient le serment, il y a quelques mois, de « ne plus jamais voter PS », ne votent pour son futur équivalent structurel sans s’en apercevoir, lui permettant de parachever son œuvre (comme en Grèce). Ou puissent faire semblant de ne pas s’en apercevoir.

De ce point de vue, l’opération « magnettique » que j’ai suivie aux premières loges en Belgique est assez réjouissante : il suffit de reprendre un peu de rhétorique altermondialiste, pour que tout le monde se remette à croire au PS (même après sa trahison programmée et quasi-instantanée) ! Entendre Di Rupo (responsable avec son gouvernement « papillon » sorti tout droit de la chrysalide du « AAA » de charrettes de dizaines de milliers de chômeurs transvasés au revenu d’intégration !) conclure son communiqué de victoire par « un autre monde (libre ?) est possible », méritait d’être vécu, depuis le temps que « le processus avance » ! Si on prend un peu de hauteur, on peut dire que sentant le vent du boulet, le PS francophone belge (sans doute moins coupé du terrain des « classes émergentes » connectées et de la fureur des travailleurs) a quand même un instinct de survie un peu plus développé que son homologue français, Roi fainéant des Palais de la République. La petite-bourgeoisie altermondialiste piaffe, ouvrons un peu les portes comme après 68, faisons une « nouvelle société » (alter-société ?). Bon sang, mais c’est bien sûr ! et il est exact que le licenciement de notre auteure, qui tenait tant bien que mal cette position susceptible de renouer avec la fonction historique du Nouvel Obs (associer la petite-bourgeoisie intellectuelle à la grande Marche vers le capitalisme sauvage), démontre l’avarice de ce parti, qui vient avec l’âge, incapable de s’ouvrir au sang neuf, et répondant à la fin de ses privilèges annoncée par la matraque et la course à l’euro-fascisme... Mais rien n’est perdu pour cette perspective radieuse, sauf renversement de table qui ne viendra donc pas d’une « gauche de gauche » mais peut-être, à défaut, d’une « droite de gauche » !

Ne pas confondre : "Monter d’un niveau" et "emménager à Paris"

Je ne suis au-demeurant, pour ne rien vous cacher, guère surpris que cette lutte délicieusement parisienne (au sujet de journaux locaux car lus dans quelques arrondissements parisiens, comme disaient au bon vieux temps ceux dont on aurait peut-être dû voir qu’ils y résidaient !), mettant en scène une journaliste « qui résiste » (régénérant au passage le bon vieux mythe journalistique narcissique qui constitue l’idéologie de la profession comme ressuscité par ses critiques-mêmes), vous transporte. Il est exact que les luttes locales parisiennes ont d’emblée une portée globale. Quand le DAL-Paris n’est pas content, il occupe un Ministère, ce qui est un avantage par rapport à un DAL-local qui ne peut occuper qu’une mairie, et donc sans retentissement national, encore moins international. Je ne suis pas sûr que c’est ce que voulait dire Frédéric Lordon à des ouvriers en lutte à Amiens, lorsqu’il déclara fort imprudemment : « tant qu’on restera dans cette logique des combats locaux et défensifs, on n’en sortira pas » proposant de « monter d’un niveau ». Il est sûr que si tout le monde vivait à Paris, les « combats locaux » monteraient d’emblée d’un niveau, comme celui qui s’est déroulé à l’Obs, puisque les Ministères et les actionnaires sont à portée de métro.

Je parle du DAL... Le DAL a une sacrée tradition de faire monter les « luttes locales » d’un niveau. Comment ? En les relayant et en menant des actions à Paris, « par procuration ». C’est à dire en les portant sur la scène politique, qui est à Paris, ce qui peut être une acception du mot « politisation », « puissance d’agir » dans la France républicaine et centralisée. François Ruffin fait aussi cela. Malheureusement, Paris est aussi une machine à transformer tout en images et en marchandise, et il ne semble pas pour le moment que ce soit la méthode proposée qui circule et soit reprise, mais plutôt la pose que la cause. Cela aurait pu être la fonction de la Place de la République, notez, que de donner écho et légitimité à des luttes locales de France et de Navarre, pour les gagner... D’autant plus qu’il y avait le DAL et François Ruffin... Too bad, il fallait embraser la plaine européenne, Paris éclairant la contestation mondiale, ce qui au moins fit se pâmer quelques voisins-voisines d’arrondissement auxquels, in fine, certains discours les plus médiatisés étaient exclusivement destinés...

La culture du narcissisme (détail). Collections du Musée de l’Europe & de l’Afrique

Je ne pense pas en effet que la bonne technique consistait en ce que Serge Halimi confiât sa procuration de lutte à des ouvriers du Havre. Le contraire eût été certainement plus efficace...

En fait, il est possible que vous soyez passé à côté, mais je tire toutes ces remarques pour servir à une organisation rationnelle des luttes au service des classes les plus nombreuses, d’une petite expérience que j’ai menée ces trois dernières années.

Démonstration en actes et work in progress

Peut-être vous souvenez-vous d’un petit éditeur marseillais qui tournait pas mal, si ce n’est autour des luttes, au-moins autour de la fraction du champ intellectuel qui avait emboîté le pas à Bourdieu après 1995, « au service des luttes » (sans toutefois perdre de vue l’essentiel de ses intérêts propres !). Au-fil des années, le petit-éditeur est devenu moyen. Il faut dire qu’on trouvait de la main d’œuvre pas chère déjà à l’époque grâce à des politiques assez judicieuses de précarisation de l’emploi qui permettaient de développer des « alternatives » annonçant « un autre monde possible » (manifestement, oui, un autre monde du travail est possible !) Même un ex-assistant temporaire de recherche de Bourdieu en déroute... à qui il n’est jamais venu à l’esprit de postuler au Nouvel Observateur (fils de journaliste, c’était pourtant simple !) et qui a sûrement publié des auteurs plus radicaux et moins connus que ne l’ont fait les pages Débat de l’Obs... Je vous passe les détails, mais disons que l’accumulation primitive du capital terminée (un catalogue générant 50% du chiffre d’affaires), quand on allait enfin pouvoir se payer et travailler avec un peu de liberté, et plutôt en regardant vers le bas que vers le haut, et bien la main d’œuvre épuisée, et les bobos par l’odeur alléchés, cette belle expérience coopérative pris rapidement fin. En désaccord éditorial avec les premières évolutions d’une ligne que je pressentais pouvoir finir rapidement dans les colonnes des pages Débats du Nouvel Observateur, sans statut social, je ne dus mon salut qu’à la fuite. Les membres-salariés quant à eux furent éradiqués trois ans plus tard, au prix de harcèlements sans nom, avec la complicité des trois trustees de l’Association et d’universitaires fort intéressés par l’opportunité de se faire connaître en s’éditant eux-mêmes et de se créer le réseau d’influence dans la profession, que donne le pouvoir d’éditer... Le patron ne fit ni une ni deux en déposant le nom de l’Association à l’Institut National de la Propriété Industrielle... en son nom propre !

Étant donné l’état des troupes, qui avaient des symptômes de viol, la lutte qui s’en suivit pour la reconnaissance des droits des membres à siéger en Assemblée Générale et surveiller ainsi le capital, la ligne éditoriale et la politique salariale fut plus symbolique que physique (et c’est un grand regret, trop de sociale-démocratie tue décidément la sociale-démocratie jusqu’au mythe de la possibilité de la séparation des pouvoirs, une Assemblée générale contrôlant un Exécutif !).

Dans cette lutte locale, dont l’enjeu « était tout simplement « spoliation capitaliste du travail accumulé sous forme de catalogue (et d’immobilier) OU socialisme », pourtant inscrite dans le petit espace de « gauche de gauche » créé après 1995, nous n’eûmes aucun soutien du petit milieu (qui est aussi un milieu de petits patrons et d’universitaires, ceci expliquant cela). Aucun. On commença à en conclure, mais un peu tard, que « la gauche de la gauche » n’était pas de « gauche » ou que la « gauche » était quelque chose de trop chic pour être laissé aux travailleurs... On attendait encore pour conclure...

Quand Acrimed publie un texte de propagande

La conclusion vint... d’Acrimed qui publia sans la moindre vergogne, un texte de propagande pure écrit par une nouvelle salariée, sans doute sous la dictée, à la gloire du petit patron marseillais appuyé par les bureaucrates-demi-savants de l’EHESS, du Collège de France et de l’INRA (toute ressemblance avec la formule qui fit le succès du Nouvel Observateur et la défaite des travailleurs...)

Acrimed qui raillait autrefois le journalisme de service et les reportages à la gloire de Meissier où le photographe fournissait le sandwich... Oui, oui. En d’autres temps, mais aussi s’il s’était agi d’un autre milieu social, et encore plus si cela s’était produit à Paris (vérité à Paris, erreur au-delà...), on aurait peut-être eu un « démontage de texte », tant tout cerveau « critique » en état de marche, sans avoir besoin de connaître un seul mot de l’histoire et par une lecture purement interne, est sidéré de la grossièreté des ficelles d’une telle propagande, émanant d’un éditeur qui se pique de philosophie et de sciences sociales !

À partir de là, on pouvait commencer à craindre les conséquences du vieillissement des structures indépendantes, nées au tournant de 1995. Blanchir, comme vous le faites, les 15 dernières années du Nouvel Observateur, c’est un peu effacer sa propre histoire... Oublier le modus operandi au profit de l’opus operatum, ne conserver que la mélodie à défaut des paroles, permettant à la prochaine génération de sophistes d’y couler ses vers de résistance mirlitonne... Vous pouvez bien alors, parler de « mécanismes » !

La conclusion est toujours la même : « revenir aux luttes »... mais aux luttes de classes et aux luttes du travail. Et dès qu’une classe (je parle de la votre bien évidemment, qu’on pourrait appeler peut-être « la gauche Lieu-dit ») prétend se faire porte-parole (en le déniant bien évidemment), ou monopolise la parole (car un média, et acrimed est un média, c’est cela), d’une autre, on peut s’attendre à ce que le PS renaisse de ses cendres paré des atours patiemment tissés à partir des luttes sociales (des autres) par des opposants qui étaient quand même plus proches de lui que de l’humanité souffrante...

T’as pas 100 balles ?

Une dernière chose : à Radio Debout, je vous ai entendu cet hiver non pas expliquer que l’auto-médiatisation de la Place de la République était l’opportunité de faire connaître largement tout le stock d’analyses produites entre 1995 et 2005, pour reprendre les choses là où elles avaient été laissées, plutôt que de faire la promotion de connivence de tout et n’importe qui... Non, c’est ad nauseum que vous incitiez vos auditeurs à envoyer 80 000 EUR à Acrimed. Grands Dieux, mais qu’est ce que vous en faites ? Alors que Nada Info (pour verser les euros, c’est par là), un vrai site de critique des médias, n’arrive pas à les réunir...

Et pourtant... la propagande impériale qui se déverse à flux tendu, l’UE, la Grèce... Ça ne manquerait guère de travail pour une officine de « critique des médias ». Plutôt que de participer à la peoplisation généralisée et au kitsch qui envahit tout. C’est sûr que s’intéresser aux pattes de mouches d’un Lorant Deutsch dont tout le monde se fout (sauf ceux qui s’il n’existait pas l’inventeraient pour se faire passer pour ce qu’ils ne sont pas !), il n’y a pas plus urgent. Pas plus urgent que de médiatiser une nouvelle « gauche morale », occupée à se prendre pour le nouveau « sujet historique » en achevant de « désobjectiver » (Pinto) les travailleurs et leurs luttes, locales, forcément locales, avec à la clé la colère qui monte dans les classes moyennes à leur tour à la fois frappées et délégitimées, comme un écho de ce qui s’est passé dans le prolétariat aux temps glorieux du Nouvel Observateur...

Je me permets de conclure un peu familièrement, mon cher Henri.

T’as pas 100 balles, qu’on puisse se remettre à travailler ?

Bendy Glu

Auteur de « Ceci n’est pas une Révolution. Partie 1, Médias : les nouvelles d’hier ne sont pas totalement obsolètes », 2016, 1h15.

PS (sic) : Je n’ai évidemment rien contre cette dame, mais il ne faut quand même pas pousser le critique des médias dans les orties surtout quand il est à poil !

21/12/2016

Le 34 novembre, sous la plume de Julien Salingue, Acrimed publiait des extraits d’un article de Frédéric Loron sur son blog du Monde Diplomatique sous le titre "Le « journalisme post-politique » éparpillé façon puzzle par Frédéric Lordon". Non sans, très jésuitiquement, préciser "Si certains développements de l’auteur dépassent largement notre champ d’intervention, il n’en demeure pas moins que ce texte constitue de notre point de vue un salutaire exercice de critique des médias." Le 16 décembre, le compte Facebook "Aude Lancelin" publiait un post commençant par : "Patrick Besson éparpille Jean Daniel façon puzzle dans son dernier éditorial du Point". Plaisir spinoziste de la vérité qui se révèle ? Obs obsolète, vive Le Point ? Changement de prix littéraire, de rive de la Seine, pour que rien ne change ? Nous reprenons à la fois l’extrait de Besson dans le Point reproduit sur FB "Lancelin", mais aussi celui de Jean Daniel dans l’Obs. Car citer l’un, c’est citer l’autre... Chère Madame Lancelin, encore un petit effort de "libération" (heu... pas le journal du même nom Dans 10 jours ou dans 10 ans, hein !!! Car pendant ce temps-là, nous, on faisait ça !). Avec un petit bonus narcissique en prime, dans notre série : devenir une icône juste avant un changement de Régime, ça peut toujours servir ! Car à Comédie, Comédie et demie !

13 ans à l’Obs... 13 ans à Bruxelles...

dans 10 jours ou dans 10 ans from Kerjean Paul on Vimeo.


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